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Waking Life

de Richard Linklater
USA, 2001

J'ai vu ce film il y a quelques jours. C'est plus un "objet cinématographique" qu'un film, en vérité, et il semble susciter bien des éloges sur IMDB (note moyenne de 7,5/10, d'après plus de 6'000 votes) mais ne m'a malheureusement pas convaincu. Waking Life est un film-concept, à la fois sur la forme et sur le fond. Et si le concept est séduisant, sa concrétisation s'avère, hélas, assez médiocre. Personnellement je lui donne un maximum de 3 ou 4/10, principalement pour l'intention.


Le fond se résume comme suit : un jeune homme fait une série de rêves durant lesquels il rencontre différentes personnes qui lui expliquent leur point de vue sur le sens de la vie, les problèmes de perception de la réalité, du libre-arbitre, et autres thèmes philosophiques du même ordre. Le jeune homme va de rencontre en rencontre, écoute studieusement ce que ces gens ont à lui dire, et lorsqu'il se réveille... il se rend compte qu'il rêve encore, rencontre encore d'autres gens qui lui exposent leurs théories métaphysiques, et ainsi de suite, jusqu'au (maigre) dénouement final (qui, personnellement, ne m'inspire pas grand chose, alors autant vous en laisser la surprise).

Il n'y a pas vraiment de structure, de scénario; juste cet enchaînement de résumés de pensées philosophiques assez disparates, où les philosophes "sérieux" côtoient des spéculations scientifiques hasardeuses et des théories mystiques, tendance new-age, sans qu'il y ait réellement une tentative d'y mettre de l'ordre ou de prendre position. Bref, une sorte de bric-à-brac métaphysique où tout côtoie n'importe quoi. Un visiteur d'IMDB qualifie d'ailleurs ce film de "Philosophy for the dummies" ("La philosophie pour les nuls")...


L'aspect le plus agaçant —et le plus paradoxal— de ce film (qui repose essentiellement sur du texte), c'est qu'il contient très peu de dialogue. La majorité des gens que le "héros" rencontre ne font que monologuer interminablement (et spontanément !), et leur interlocuteur ne les interrompt que pour marquer son approbation ou demander une précision. Ce qui ne fait que relancer le monologue de l'autre. Et lorsque (comme cela arrive à deux ou trois reprises) nous assistons réellement à une discussion (durant laquelle deux personnes se partagent un temps de parole plus ou moins équitable), la contradiction en est totalement absente. Autrement dit, lorsque quelqu'un interrompt l'autre pour parler à son tour, il (elle) ne fait qu'appuyer et poursuivre ce que disait l'autre —de sorte que ces dialogues apparaissent très vite comme de simples monologues déguisés. Insupportablement artificiel.

Sur la forme aussi, Waking Life cherche à innover. Et sur la forme aussi, il échoue (à mon avis). Il utilise une sorte de rotoscoping assisté par ordinateur. Autrement dit, il s'agit d'un dessin animé qui est "décalqué" sur des images filmées "pour de vrai" (avec des acteurs en chair et en os). Quelques acteurs ou personnalités connus se sont d'ailleurs prêté à l'exercice, et l'on peut s'amuser à reconnaître Ethan Hawke ou Steven Soderbergh en philosophes du dimanche. Le résultat est impressionnant au premier abord : l'animation est très fouillée et très riche. Quasiment tout ce qu'on voit à l'écran bouge en permanence —même les décors. L'intention est évidemment de (tenter de) retranscrire une sensation onirique, en dépeignant un cadre familier mais en perpétuel mouvement, comme instable. Hélas, le résultat pour le spectateur se traduit plutôt par une sensation de nausée qui n'a rien d'onirique (expérience perso, évidemment ça n'engage que moi).


Quoi qu'il en soit, cette technique, si elle impressionne au premier abord, révèle vite ses limites. Lourdement assistée par l'ordinateur, elle impose une toute autre façon de travailler que l'animation traditionnelle, et une "philosophie" complètement inverse. Si l'animation traditionnelle va de l'abstrait (un concept de personnage, une idée de mouvement) vers le concret (représentation visuelle du personnage et du mouvement), la technique de Waking Life emprunte le chemin inverse, puisqu'elle se base sur du concret (des images filmées, de vrais acteurs —ou en tout cas, de vrais humains) et qu'elle essaye de le rendre plus abstrait, plus stylisé (apparence de dessin). On me dira que c'est le résultat qui compte. Oui, mais en l'occurence, le résultat est largement conditionné par la technique choisie, et la part créative des animateurs de Waking Life est forcément plus limitée que dans un dessin animé traditionnel. Il s'agit simplement de déformer des images existantes, en jouant vaguement sur les couleurs et les traits (pour donner un "style impressionniste", ou un "style cubiste", ou un "style pop-art", ou que sais-je encore) et en exagérant de temps à autre les expressions faciales des personnages. C'est plutôt maigre, et on peut se demander l'intérêt d'utiliser ce genre de technique. Certaines scènes sont tellement "réussies" qu'en plissant les yeux, on jurerait qu'il s'agit d'un film "live"... Et la plupart du temps, on se suprend à se demander à quoi ressemblait vraiment la personne filmée, avant qu'on la recouvre de peinture numérique.


Bien sûr, cette technique permet quand même une assez large variation dans les styles graphiques adoptés. Waking Life change de style visuel à chaque scène ou presque (et même parfois à l'intérieur de certaines scènes) et semble partir du principe qu'un dessin animé est forcément beau ou intéressant, simplement parce qu'il est dessiné. Ce qui est malheureusement faux. Et lorsqu'il se permet d'introduire des éléments véritablement fantaisistes dans l'image (par exemple, des petits personnages-objets censés illustrer les propos de l'instant), le résultat est éclatant de médiocrité. De toute manière, ces initiatives sont rares. Il en va de même pour les seules scènes véritablement oniriques du film, qui se contentent de faire voler le personnage principal et de nous montrer des vues aériennes de la ville (le résutant est passablement laid, la complexité des images réelles ne se prêtant pas du tout au style graphique simplifié et approximatif du film).


Bref, comme je l'ai déjà dit, l'intention était louable et aurait pu déboucher sur un résultat enthousiasmant (à la manière d'un Scott McCloud qui décortique la bande dessinée dans L'art invisible —voilà une façon intelligente et ludique d'illustrer des concepts de façon visuelle !), mais au final, Waking Life est un film morne, monotone et sans inspiration. La volonté de montrer des personnages expressifs et passionnés par ce qu'ils disent ne rachète pas le film, au contraire : elle contribue à le rendre plus caricatural (un peu comme si Woody Allen se prenait au sérieux). Je mets encore quelques screenshots pour illustrer la variété de styles visuels de Waking Life, que je trouve pour la plupart bâclés et laids (et c'est souvent pire quand ça bouge !).




Commentaires

Portrait de San
San

Bon, ben j'en avais pas entendu parler, et là, ben je le verrai sans doute pas :)

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Thom

Franchement, franchement...

enfin je vais pas me mettre à tout te balancer à la gueuele, par ce que ton analyse est fine et documentée. Mais la portée artistique d'une oeuvre telle que celle-ci n'a aucun besoin de s'appuyer sur d'autre référence. Je trouve que le message qu'elle porte, et la complexite conceptuelle, purement hallucinante, des différentes dimensions réelles, et abstraites, abordée ici sont vraiment au dessus d'une critique technique concernant la realisation graphique.

Portrait de s427
s427

Merci de m'épargner... ;-)

Ceci dit je suis tout à fait ouvert (et même curieux) face à des gens qui portent ce film aux nues. Comme mon article le montre, ce sont essentiellement des questions de forme ou de structure (à mi-chemin entre la forme et le fond) qui m'ont rebuté. L'ayant regardé en anglais non sous-titré, je ne peux pas prétendre avoir complètement saisi sa richesse et/ou sa complexité. (Et le fait d'avoir été énervé par les problèmes que j'évoque ne m'a certainement pas aidé.)

Mais je pense que la distinction entre la forme et le fond est très souvent fallacieuse et simpliste. La forme conditionne le fond et réciproquement, les deux étant généralement indissociables. Ceci est particulièrement vrai s'agissant d'une oeuvre telle que Waking Life, qui accorde une attention particulière aux questions de forme. Donc certes, mon article est sans doute très loin de faire le tour du film (surtout aux yeux d'une personne l'ayant apprécié, c'est toujours pareil), mais cette réserve ne suffit pas à racheter totalement celui-ci (à mon avis).

Quoi qu'il en soit, si tu peux (veux) me donner quelques exemples un peu plus précis de ce qui rend ce film si intéressant à tes yeux, cela m'aidera certainement à adopter un point de vue un peu plus juste sur celui-ci.

Portrait de Noriach
Noriach

Salut, J'ai pas tout lu de ton article mais moi j'ai bien aimé ce film. J'ai trouvé justement ce coté monologue très interessant, la personne expose totalement son avis, le sens qu'elle y donne. Ca m'a fait penser au film -what the bleep do we know?-.

Et concernant les dialogues que tu qualifies de "masqués", n'as-tu jamais eu une discussion metaphysique "magique" avec quelqu'un dans laquelle ce que dit l'autre est tout a fait en continuitéavec ce que tu viens de dire comme si il comprenait totalement ta pensée, ca reste des discussions très interessantes même si on est completement du meme avis et le sentiment de communion avec l'autre est très intense.

Et la technique de rotoscopie, j'ai beaucoup aimé ca donnait un aspect onirique comme tu dis, mais aussi un aspect "hallucinogene", psychotropique etc.

Portrait de s427
s427

Bon, j'ai voulu lui donner une deuxième chance et j'ai revu ce film l'autre jour, presque dix ans après avoir rédigé l'article ci-dessus... Eh ben désolé, mais je reste d'accord avec ce que j'avais écrit. Certes, le film va à contre-courant de presque tout, il a le courage de ses choix et c'est quelque chose qu'il faut saluer. Mais le résultat ne me convainc pas pour autant. Vraiment pas. C'est un fatras indigeste, aussi bien sur le plan visuel que philosophique. Mais au moins la forme est-elle en accord avec le fond ! ;-)

Il me semble avoir lu quelque part que le réalisateur, Richard Linklater, aurait réalisé Waking Life principalement pour pouvoir développer et mettre à l'épreuve ces techniques d'animation relativement nouvelles (tout au moins à l'échelle d'un film entier), et que son but véritable était de pouvoir ensuite réaliser A Scanner Darkly, adapté de Philip K. Dick, en utilisant ces mêmes techniques d'animation. Ce qu'il a effectivement fait cinq ans plus tard. Waking Life serait donc essentiellement un banc d'essai visant à prouver la faisabilité de A Scanner Darkly, un peu comme les Wachowsky auraient réalisé Bound pour prouver qu'il pouvaient faire Matrix.

Je ne sais pas si c'est vrai, mais ça me semble assez convaincant. Scanner utilise le même genre de technique, mais stabilisée et raffinée (voir images ci-dessous), et il ne fait aucun doute qu'il ait bénéficié d'un savoir-faire technique acquis à l'occasion de Waking Life. Et les constantes variations stylistiques de Waking Life ressemblent effectivement beaucoup à des expérimentations visant à tester les possibilités et les limites de ces techniques d'animation.

A Scanner Darkly :

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