Dans "Donjon", tout est bon
Sur le blog de Boulet (dont la lecture régulière est chaudement recommandée : en plus d'être drôle ce gars a un talent fou), on apprend qu'un nouveau volume de Donjon vient de paraître. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, Donjon est probablement la série de BD francophone la plus géniale du moment. Ne vous en faites pas, je développe plus bas.
En visite chez mon libraire, je me précipite sur le précieux volume, et j'en profite pour fouiller un peu dans les bacs, histoire de voir si par hasard j'aurais manqué la sortie d'autres volumes. Ô joie, il y en a deux autres que je n'avais encore jamais lu. Trois Donjon dans la même journée ! Bonne mère, ça se fête ! ^^
Bon alors. Vous avez sans doute déjà vu --sans y faire attention-- des volumes de Donjon chez votre libraire ou au supermarché du coin. Un logo aux couleurs vives surplombant une couverture au dessin de style naïf, parfois brouillon ou enfantin, voire tout ça à la fois. Noyés dans une masse de publications souvent opportunistes et interchangeables, les volumes de Donjon n'ont jamais trop éveillé votre curiosité, encore moins donné l'impression de renfermer des trésors d'humour, d'intelligence et d'inventivité. Si en plus vous n'êtes pas intéressé(e) par la bande dessinée (ne feignez pas la surprise, je sais que ça existe), vous ne vous souvenez certainement même plus d'avoir passé votre chemin.
Eh bien, laissez-moi vous dire que c'est bien dommage.
Donjon est l'enfant de Joann Sfar et Lewis Trondheim, deux géniaux créateurs qui furent au premier rang de la "Nouvelle Vague" de la BD européenne des années '90. Tous deux sont des créateurs qui, en plus d'être extrêmement prolifiques, se payent le luxe de maintenir une qualité quasiment constante sur l'ensemble de leur oeuvre. Trondheim est surtout connu pour Les formidables aventures de Lapinot, sa série la plus connue, mais on peut aussi citer La Mouche, Mildiou, Les cosmonautes du futur (en collaboration avec Manu Larcenet), entre moulte autres. Sfar, quant à lui, est notamment le père du Chat du Rabbin et de Petit Vampire. Et donc, évidemment, il y a Donjon, qui est probablement leur oeuvre la plus monumentale, même si elle ne leur appartient pas totalement.
Donjon est une série qui se distingue aussi bien par sa construction que par son approche du sujet, sans oublier le traitement qui lui est donné.
La construction ? Donjon, en réalité, est constitué de cinq séries, qui se développent en parallèle, et qui devraient au final totaliser plusieurs centaines de volumes ! Ici on touche déjà au problème de l'approche du sujet, si caractéristique de cet univers délicieusement déconcertant : Donjon est à la fois très sérieux, et pas sérieux du tout. C'est du second degré qui se prend au sérieux, si vous voulez. Parce que hein... Trois ou quatre cents volumes, franchement... Eh ben on sait jamais, il y arriveront peut-être !
Ces cinq séries ont logiquement pour sujet... le fameux donjon, construction labyrinthique et ténébreuse qui concentre à peu près tous les clichés de l'heroic-fantasy : des couloirs sombres, humides et tortueux, des monstres cachés à chaque recoin (il y en a même qui servent d'éclairage, ce qui donne lieu à des répliques du genre "je peux donner à manger à la lampe ?"), des pièges redoutables, des aventuriers avides d'or, sans oublier le gardien du donjon, qui gère tout ce commerce très lucratif (car les monstres sont ses employés, et les aventuriers de précieuses sources de revenus). Mais Donjon ne se limite pas à cet univers et c'est tout un monde, Terra Amata, qu'il nous est donné de découvrir au fil des nombreux volumes.
Dans le détail, les cinq séries, toujours scénarisées par Trondheim et/ou Sfar, mais dessinées par une pléthore d'artistes, sont les suivantes :
Donjon (Zénith) t. 1,
la superbe première planche
(cliquez pour agrandir)
- Donjon Potron-Minet raconte la genèse du donjon. Hyacinthe de Cavallère, jeune et naïf idéaliste, futur gardien du donjon, arrive dans la grande ville d'Antipolis pour se retrouver confronté à la criminalité et à la corruption... et à plusieurs histoires d'amour compliquées. Petit à petit, il rencontre les gens qui formeront l'équipe de son futur donjon, dont Marvin, le dragon végétarien (néanmoins redoutable) qui sera son plus fidèle bras droit. Le premier volume de cette série porte le numéro... -99 ! Les volumes suivants remontent progressivement cette numérotation (-98, -97, etc) pour (hypothétiquement) arriver un jour à rejoindre le volume 1. Tous les volumes de cette série sont dessinés par Christophe Blain.
- Donjon Zénith, c'est justement le volume 1 (et les suivants), qui raconte l'apogée du donjon. Les deux premiers volumes de cette série furent les tout premiers à être publiés, ce qui explique qu'ils soient identifiés comme "Donjon" tout court. Cette série introduit le personnage d'Herbert de Vaucanson, un canard pleutre et maladroit (ah oui, je ne vous avais pas dit : tous les personnages sont des animaux !) qui se trouve malgré lui embarqué dans de dangereuses aventures aux côtés de Marvin, avec qui il finira par nouer amitié ("Il paraît que reptiles et oiseaux sont cousins. --Dis pas ça à ma mère."). Initialement, Donjon Zénith était dessinée par Lewis Trondheim. A partir du volume 5 (qui vient de paraître), celui-ci a passé le flambeau à Boulet (dont j'ai déjà parlé en début de billet). Cette série devrait finalement compter 100 volumes, afin de rejoindre...
- ... Donjon Crépuscule, dont la numérotation commence à 101. Vous l'aurez deviné, cette série retrace la fin du donjon. Le gardien du donjon est mort, Marvin (rebaptisé le Roi poussière) est devenu aveugle et s'est juré de mettre fin au règne du Grand Khân, seigneur ténébreux et très puissant qui a pris possession du donjon et n'est autre que... Herbert le canard ! De nombreux bouleversements sont à l'ordre du jour dans cette série (Terra Amata s'est carrément arrêtée de tourner) au ton beaucoup plus sombre que les deux autres, et qui introduit un nouveau héros : Marvin Rouge, un lapin aussi impulsif que teigneux. Cette série (dont le nombre de volumes n'est pas déterminé) est dessinée par Joann Sfar.
Les différentes étapes de cette immense chronologie sont appelées "niveaux" (en référence évidente à la tradition des jeux de rôle). Il faut noter que tous les volumes de ces trois séries possèdent le même "logo-titre" : "Donjon" tout court. Il faut regarder sur la tranche (ou à l'intérieur) pour savoir à quelle série le volume appartient (à l'exception des deux premiers Zénith, où ce n'est indiqué nulle part, comme je l'ai déjà dit).
En plus de ces trois séries "majeures", on compte deux séries plus libres :
- Donjon Parade vient s'intercaler entre les volumes 1 et 2 de Donjon Zénith. Cette série raconte des petites aventures, nettement humoristiques, mettant en scène Marvin et Herbert aux débuts de leur collaboration. Très agréable à lire, cette série est cependant la moins importante dans la logique d'ensemble de Donjon. C'est Manu Larcenet qu'on retrouve aux pinceaux.
- Et enfin, dans la série Donjon Monsters, chaque volume raconte une histoire centrée sur un personnage secondaire de Donjon. Hyacinthe, Herbert, Marvin et Marvin Rouge n'y font plus que des apparitions passagères. Loin d'être anecdotique, cette série apporte souvent des pièces importantes au puzzle global de Donjon. Elle possède en outre deux particularités : d'une part, en raison de cette absence de héros unique et donc de continuité narrative d'une histoire à l'autre, les différents volumes ne sont pas soumis à une continuité temporelle et alimentent tour à tour chacune des trois séries majeures. Ainsi, Donjon Monsters 3 se déroule après Donjon Crépuscule 103, tandis que Donjon Monsters 5 se situe avant Donjon Potron-Minet -97. Ces informations sont données sur la page de titre à l'intérieur de l'album : par exemple Donjon Monsters 8, Crève-Coeur est sous-titré "Donjon niveau -85". Deuxième particularité : chaque volume de la série est confié à un dessinateur différent, qui est libre de s'approprier l'univers de Donjon et de l'adapter à son style (ou l'inverse). On retrouve souvent des auteurs proches de l'Association (la maison d'édition indépendante fondée notamment par Trondheim), mais aussi certaines "stars" telles qu'Andreas. Conséquence de cette répartition des tâches, Donjon Monsters est la série au rythme de parution le plus soutenu (déjà 10 volumes parus à l'heure actuelle, contre 4 ou 5 en moyenne pour les autres séries).
Donjon Potron-Minet -97,
rupture de ton
(cliquez pour agrandir)
Tout cela vous paraît compliqué ? Effectivement, on peut dire que ça l'est. Si vous voulez y voir plus clair, reportez vous à cet article de Wikipedia, qui liste les différents albums et les replace dans l'ordre chronologique. Mais croyez-moi, ce n'est vraiment pas indispensable. Donjon se lit (quasiment) dans n'importe quel ordre, et je dirais même que ça me semble préférable. Après tout, les différents volumes ont été et continuent d'être publiés dans un désordre relatif; c'est l'ordre dans lequel les lecteurs de la première heure ont découvert la série. Et voir alterner l'évolution des personnages à différents moments de leurs vies fait partie des grands plaisirs procurés par cette série. On sait que le donjon va se construire, on sait que le gardien va perdre la femme qu'il aime, on sait que Herbert va devenir l'ennemi de Marvin, on sait que Terra Amata va s'arrêter de tourner... On sait des tas de choses à l'avance, mais on ne sait pas comment tout cela va arriver. On le découvre progressivement. Et c'est passionnant. C'est même parfois très émouvant.
Mon conseil si vous voulez vous initier serait de suivre l'ordre de parution des différents volumes (que vous pouvez également trouver sur Wikipedia). Si c'est trop compliqué, je dirais ceci :
- Commencez par les deux premiers volumes de Donjon Zénith (Donjon tout court, 1 - Coeur de canard et 2 - Le Roi de la bagarre); ces volumes sont drôles et agréables à lire, et constituent une introduction idéale à l'univers de Donjon.
- Ensuite entamez Donjon Potron-Minet et Donjon Crépuscule, dont la lecture est un poil plus exigeante. Dès lors, alternez les trois séries majeures (faut varier les plaisirs !) en respectant simplement l'ordre interne de chaque série.
- Saupoudrez régulièrement par un ou deux Donjon Monsters (ici encore, respectez l'ordre interne de la série) et quelques Donjon Parade pour vous détendre.
(Je devrais aussi mentionner une sixième ramification de cet univers : Donjon Bonus, qui regroupe des surprises supplémentaires. Mais ce n'est pas une série à proprement parler, et pour l'heure elle ne comporte qu'un seul volume plutôt épais, Le Donjon clés en main, qui décline l'univers de Donjon sous forme de jeu de rôle. Essentiellement du texte, des fiches de monstres, de lieux etc, bref, tout pour jouer à Donjon. Comme je ne pratique pas le jeu de rôle, je me suis contenté de feuilleter rapidement le volume.)
Donc j'ai dit que Donjon sortait de l'ordinaire par sa construction (on l'a vu, cinq séries publiées simultanément, une immense fresque-patchwork qui se construit progressivement à partir de plusieurs points distants), son approche (de nombreux dessinateurs se succèdent et ne se ressemblent pas), et enfin par son traitement. La série accumule les clichés mais les détourne systématiquement (par exemple en introduisant fréquemment des notions parfaitement triviales, ou anachroniques, dans un contexte héroïque), développant un humour au second degré savoureux. Mais dans le même temps, Donjon construit une histoire réellement palpitante, développe un univers qui pour être farfelu n'en est pas moins cohérent, riche et original, et des personnages qui ne se réduisent jamais à des caricatures (même si on peut avoir l'impression contraire au premier abord). En plus de ça, les scénarii sont loin d'être dépourvus d'intérêt et résistent vaillamment à un oeil critique, comme le prouve cette analyse de Donjon Potron-Minet -99 sous un angle philosophique (aussi intéressante que convaincante, à savoir : très). Enfin, contrairement à ce que l'"habillage" (dessins parfois naïfs, personnages animaliers) laisse attendre, la série adopte parfois un ton très cru (voire cruel) et se joue fréquemment des tabous de notre société. Bref, Donjon mérite largement la mention de "série à plusieurs niveaux de lecture".
Le choix d'inviter de nombreux dessinateurs (provenant parfois d'horizons très différents) à collaborer sur la série, s'il peut se comprendre d'un point de vue "logistique" (répartir le travail permet de sortir des albums à un rythme plus soutenu, ce qui est indispensable lorsqu'on se donne comme but d'atteindre plusieurs centaines de volumes ^^), participe aussi de cette richesse en lui ajoutant la notion de diversité graphique. Chaque nouveau dessinateur (pour Donjon Monsters principalement) est une occasion de redécouvrir cet univers et ses personnages. Soyez cependant averti(e)s que les dessinateurs invités sur Donjon ne correspondent pas vraiment aux auteurs des séries grand public (XIII, Lanfeust ou Astérix pour ne donner que quelques exemples). En d'autres termes, les dessins de Donjon peuvent sembler rebutants au premier abord. Mais on ne le répètera jamais assez : feuilleter une bande dessinée ne vous donnera jamais le même sentiment que de la lire; un dessin peut sembler médiocre lorsqu'on le survole, mais lorsqu'on lit réellement la BD en question, on s'apercevra souvent qu'il est d'une efficacité étonnante et on en viendra rapidement à apprécier ses qualités. En d'autres termes :
Ne. Jamais. Juger. Une. BD. Simplement. En. La. Feuilletant.
Vous risqueriez de passer à côté de nombreuses perles...
Pour terminer, je recopie ci-dessous un message écrit par J.-N. Lafargue sur le groupe de discussion fr.rec.arts.bd au sujet de Donjon, et qui me semble parfaitement résumer l'esprit de la série :
"Eric" a écrit : > Ma première question est : "Faut-il absolument lire Donjon ? > si oui pourquoi ?" Il ne faut pas absolument, mais c'est dommage de passer à côté. Pas mal de gens passent à côté, soit parce qu'ils sont rebutés par la thématique "heroïc fantasy" ou au contraire par le fait que cette thématique soit tournée en dérision, ou au contraire encore que la dérision se prenne au sérieux ! Et je ne parle pas du dessin sur lequel on entend tout et n'importe quoi - forcément, une dizaine de dessinateurs bien différents sont déjà intervenus sur la série ! Le moins qu'on puisse dire tout de même c'est que Donjon est une série très riche, ainsi qu'une véritable porte entre des familles différentes du paysage éditorial de la bande dessinée : Menu ou Blanquet chez Delcourt, ça aurait paru absurde au dernier degré il n'y a pas si longtemps. Parmi les autres particularités de Donjon il y a la manière dont la série se construit : dans tous les sens ! Le tome 1 a été suivi du 2 puis sont venus le 101, le -99, etc., etc. Quoi qu'il en soit, il est rare qu'un lecteur ne trouve pas son compte dans une des trois époques de Donjon : le roman initiatique, un peu mousquetaire, des "potron-minet", l'humour pur et dur des "zénith" et des "Parade" ou la dimension métaphysico-Shakespearo- Jim Starlinesque (je viens d'inventer ça) de la série "Crépuscule". [...] Si vous mettez le nez dedans, vous reviendrez vite en disant "au début le dessin ne m'attirait pas et à présent je le trouve très beau" - c'est ça, l'art, d'ailleurs, ne pas séduire sur un malentendu ou en se donnant des facilités.
(Le message original se trouve ici.
Note : le dernier paragraphe parle en réalité du style de Joann Sfar, et pas spécifiquement de Donjon; mais comme je trouve que l'idée est très bien formulée et qu'elle s'applique largement à Donjon, je l'ai gardé. Et puis Sfar participe à Donjon, alors j'ai le droit.)
Ajouter un commentaire