Junk-news
Il y a deux semaines, Psykotik montait au créneau contre les quotidiens gratuits qui déferlent en Suisse Romande depuis un peu plus d'une année. Son article m'a inspiré la réflexion suivante.
A peu près tout le monde admet facilement que ces journaux n'apportent pas au lecteur une information de très grande qualité. C'est un euphémisme de dire ça : sensationnalistes, racoleurs et souvent vulgaires, ils livrent l'information sans aucun recul, via des articles dont le titre occupe autant de place que le contenu. Avec Le Matin Bleu ou 20 Minutes, le mot "gratuit" devient réellement synonyme de "sans valeur".
Pour autant, cela n'empêche pas ces journaux d'être lus. Qu'on les lise pour passer le temps dans le bus, pour se distraire, pour s'informer (sic !), pour trouver des sujets de discussion à la pause café, ou même pour mieux les critiquer : on les lit... puis on les jette. C'est devenu machinal. L'idée sous-jacente à ce genre de pratique, c'est que ces journaux n'apportent pas grand chose, ils représentent quelques minutes de temps perdu et puis c'est tout. Autrement dit, "ça ne compte pas".
Je ne suis pas d'accord avec cette idée. Ces journaux comptent. Ils ne sont pas neutres. S'il existe des tas de lectures qu'on peut qualifier d'enrichissantes, alors ces quotidiens gratuits constituent des lectures appauvrissantes. Ce que je viens de dire peut passer pour un trait d'esprit amusant, mais je le pense réellement.
Une lecture appauvrissante, tout simplement parce que leur immense succès transforme progressivement ces quotidiens en nouveaux standards. Une lecture appauvrissante, tout simplement parce qu'on s'y habitue. On s'habitue au choix des sujets, qu'ils soient people, superficiels, consuméristes, racoleurs, vulgaires ou sordides. On s'habitue à l'absence d'analyse ou de recul. Petit à petit, imperceptiblement, nos attentes diminuent. Nos exigences s'abaissent. Notre esprit critique s'érode1. Pire : de plus en plus d'enfants grandissent et sont (partiellement) éduqués sur la base de ces standards de médiocrité.
On peut supposer que si des journaux plus intelligents trouvaient un moyen de devenir gratuits également, tout en préservant leur intégrité et leur indépendance (imaginons, hein), ils rencontreraient un succès comparable. Je n'en suis hélas pas aussi sûr. Car l'absence de recul, de prise de position ou d'analyse, qui caractérise l'information donnée par Le Matin Bleu ou 20 Minutes, contribue sournoisement au succès de ces titres.
Je dis sournoisement, parce que le processus joue sur la flatterie : parachuté face à de l'information soi-disant brute2, le lecteur est implicitement considéré et traité comme un spécialiste ès tous sujets. Sans s'en rendre compte, il prend la place du commentateur ou du critique. Le voilà donc invité à donner son avis ô combien éclairé sur les problèmes du Proche Orient en se basant sur une news de cinq lignes. Un peu comme au McDo, lorsque le client est invité à composer lui-même son menu et se voit implicitement traité comme un grand cuisinier !3
Après la junk-food, dites bonjour à la junk-news.
- 1. Certains me diront que ce genre de quotidien, dans la mesure où il est une véritable insulte à l'intelligence, ne peut pas laisser indifférent et constitue justement un défi qui force notre esprit critique à s'exercer et à réagir. Cette position me semble défendable, mais uniquement pour une petite partie de la population, et uniquement sur le court ou moyen terme. A long terme, on se fatigue, on se lasse. A long terme, on s'habitue et on finit par accepter.
- 2. En réalité, prémâchée industriellement par des agences de presse, puis triée et sélectionnée par la rédaction des journaux, en fonction de son potentiel de racolage.
- 3. Après tout, on serait bien en peine de trouver un véritable cuisinier derrière les fourneaux du McDo, ce qui rend d'autant plus plausible son remplacement par le premier client venu. De même, dans les bureaux de rédaction des quotidiens gratuits... ? ;-)
Commentaires
Une fois n'est pas coutume, je partage ta position.
Cependant, tu ne pas encore assez loin : c'est un problème qui dépasse simplement les journaux gratuits, car tu imagines un journal gratuit "intelligent" qui serait confronté aux journaux.. euh... simplement gratuits. Il faut poursuivre cette comparaison, en mettant face à face un journal d'information payant, et un journal gratuit. Tel un caméléon, le premier prend la teinture du second, progressivement, "sournoisement"... il suffit de voir le chemin choisit par la tribune de Genève, qui se lance dans la proximité et le people sans états d'âme (lire l'excellent étude de Yann sur le sujet :) . En réalité, l'information disparaît peu à peu des journaux, qui pour le coup deviennent des médias "reflets" et non plus des médias "télescope". L'actualité ne nous intéresse plus que si on se retrouve dans ces journaux. Les grands enjeux de la liberté d'expression, du national et de l'international, c'est beaucoup trop éloigné de notre propre vie. Jouissons, consommons, et cessons d'utiliser cet horrible appendice appelé cerveau. Je partage donc entièrement ton opinion sur l'abrutissement programmé, un chemin d'ailleurs assez balisé par la télévision il faut noter.
On a les journaux que l'on mérite, me disait un ami. C'est loin d'être faux.
Certes, on peut toujours aller plus loin. :) Mais en l'occurrence, ce n'était pas le but de mon billet, puisque je m'intéressais surtout à l'impact de ce genre de lecture sur le "consommateur final", à titre individuel donc (cf. la notion de "lecture appauvrissante"), plus qu'à l'évolution du monde de la presse dans son ensemble (sujet passionnant, je ne dis pas le contraire, mais ce n'était pas mon but). Mon exemple du journal gratuit intelligent était amené pour souligner le côté flatteur qu'une presse dépourvue d'appareil critique possède implicitement pour le lecteur.
Maintenant, pour poursuivre sur ta lancée, on peut relever qu'avant l'apparition des gratuits, Le Matin opérait déjà dans ces eaux-là avec un certain succès et tout en étant payant. Là où l'arrivée des gratuits représente une fracture, c'est dans le mesure où ces journaux peuvent se retrouver n'importe où, sans même qu'on ait besoin de les chercher (d'autant plus que les gens les abandonnent sans états d'âme puisqu'ils n'ont pas payé pour les avoir), et que donc ils s'interposent entre le lecteur et la presse payante. Y compris Le Matin, du reste.
D'ailleurs je me demande si ce dernier n'est pas le plus grand perdant dans l'histoire, puisqu'il ne possède quasiment pas de valeur ajoutée par rapport aux journaux gratuits. L'arrivée des gratuits, d'une certaine manière, justifie le prix qu'on paye pour lire Le Temps : c'est pour avoir de l'information de qualité. Mais pourquoi continuerait-on de payer pour Le Matin si on peut avoir Le Matin Bleu gratuitement ?
Evidemment je dis ça comme ça, je ne connais pas les chiffres et je passe sans doute à côté d'une donnée psychologique essentielle qui fait que ma théorie ne tient pas la route...
(Au passage, puisque tu évoques Yann, je sais qu'il a également un point de vue intéressant sur le sujet, mais je n'en retrouve pas trace sur son blog, donc si tu as un lien précis... ? Ou si l'intéressé passe par là... ?)
Je vous aime! ;-)
c'est exactement ce qui est en train d'arriver sournoisement parmis nous. Ca me choque d'autant plus que désormais, dans les cafeteria, on trouve 12 exemplaires du Matin Bleu ou du 20 Minutes (qui ne font qu'un à mon avis dans la mesure où ils reprennent les même sujets) et parfois 1 exemplaire ou pas du tout du Temps ou de la TDG...
p.s. gros "bouh" pour le nouveau site de la TDG qui est totalement nul... p.s.2 pour ceux qui n'ont pas le temps de lire tous les jours un quotidien digne de ce nom, l'achat du Monde le week-end est une bonne alternative (à mon avis évidemment...)
p.s.3 vous pourriez également vous pencher sur les junk-blogs ou le junk-net ou comment l'information trouvée sur le net devient parole d'évangile...parce-que ça aussi ça devient grave vu le nombre de gens qui ne jurent que par Wikipedia ou Google...
Dis Lo, t'es célibataire ? Sinon, m'en vais te passer la bague au doigt :)
Non, Yann n'a rien écris sur son blog, c'était un échange e-mail; il avait retenu 2 mots, proximité et people, qui annonçaient selon lui la couleur de la TDG "nouvelle formule".
Cela dit, je ne comprends pas trop la distinction que tu voudrais faire entre le lecteur et le monde de la presse. L'un alimente l'autre, et l'évolution de la presse se nourrit des goûts du lecteur, dont la production contribue à appauvrir le lecteur, qui plébicite une baisse de qualité, puis la presse etc. C'est un cercle vicieux, où les deux éléments me semble liés : l'offre et la demande, bien que la responsabilité soit, IMHO, du côté de l'offre.
Je suis allé sur les conseils de Lo jetter un coup d'oeil sur le site de la TDG. Effrayant. Sous les "articles recommandés", je trouve entre autre :
Les articles sont mal écris, avec au moins des erreurs de syntaxe. Mais ça, c'est pas comme si ça changeait de l'édition papier, qui est depuis longtemps l'exemple repris quotidiennement à l'Ecole de Traduction Internationale pour montrer le cumul de fautes de français (ortho, grammaire, syntaxe, tout y passe). Je crois que la TDG commence à ressembler ENFIN à ce qu'elle a toujours voulu être... :/
@ Lo :
Voui, l'omniprésence de cette presse m'a frappé, lundi dernier, avec la magnifique Une du 20 Minutes : Les seins artificiels rendent heureux. On se demande vraiment si les gens qui publient ça se posent la question de l'impact que cela peut avoir sur des ados en plein mal-être... (D'autant plus que d'autres études avancent que les femmes "refaites" sont trois fois plus enclines au suicide que les autres...)
Par contre je ne mettrai pas Internet au même niveau, ne serait-ce que parce qu'Internet est beaucoup plus ouvert, qu'on peut y voir naître un débat et qu'on peut facilement naviguer sur différentes sources pour avoir des points de vue différents sur une question. Je ne prétends pas qu'Internet ne pose aucun problème, mais ce ne sont pas les mêmes, et il me semble que ce serait fausser le débat que de tout mettre dans le même panier. On ne peut pas reprocher à Google de faire preuve de racolage, et ce n'est pas Wikipedia qui mettra en première page un article du style Les seins artificiels rendent heureux.
Le problème sur Internet est plutôt celui de la crédibilité des sources, et de la facilité avec laquelle une information fausse peut se propager (ad eternam, le cas échéant, comme en témoignent les nombreux hoax qui continuent de circuler par e-mail des années après avoir été démentis). Mais en même temps, Internet a l'"avantage" d'être foncièrement moins crédible : à quelques exceptions près (des îlots de crédibilité tels que les sites des grands journaux ou organismes officiels), tout le monde sait qu'on peut lire n'importe quoi sur le web, et du coup il me semble qu'on adopte spontanément une certaine distance critique vis-à-vis de l'information qu'on peut y lire. A l'inverse, les journaux papier et la chose imprimée en général possèdent implicitement une certaine crédibilité (une autorité, si on veut) qui incite moins les gens à les remettre en cause.
Autrement dit, dans une certaine mesure, le medium (web / imprimé / télé / etc) conditionne la façon dont on réceptionne son message; et à mon avis le web, parce qu'il est plus démocratique, incite automatiquement à développer un esprit plus critique. (Bien sûr, c'est une tendance, et pas une loi inflexible.)
@ Psykotik :
Entièrement d'accord. Plus le public s'abrutit, plus la presse peut (et doit, suivant une certaine logique) baisser le niveau. Ceci dit, le but premier de mon article n'était pas de faire le tour du problème, mais plutôt de trouver des arguments assez clairs pour faire comprendre aux lecteurs à quel point ce genre de presse peut les affecter personnellement. J'observe quotidiennement des gens qui lisent ces journaux gratuits sans jamais s'émouvoir de leur niveau lamentable, en les considérant comme un passe-temps inoffensif. C'est cette image de la presse gratuite, cette relation immédiate entre le lecteur et son journal, que j'ai voulu mettre en question.
Donc ma distinction entre le monde de la presse et le monde du spectateur n'est pas théorique mais essentiellement pragmatique : vu le temps que je prends pour écrire trois paragraphes, il vaut peut-être mieux que j'écrive un article court et partiel, plutôt qu'un article complet mais jamais achevé. ;-) D'autant plus que je connais quand même moins bien ce milieu que toi et je me sens moins à l'aise pour en parler.
Un petit dessin valant mieux qu'un long discours emmerdant, dans la mesure où je ne pourrais que vous paraphraser tous, je dirai juste que tout cela me rappelle un vieux slogan qui disait "Attention, les Mass médias rendent les masses médiocres". :)
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