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L'art comme terrain de jeu

Quand j'étais au collège, durant les cours d'analyse de textes littéraires, il y avait une question qui revenait de manière récurrente, adressée au prof d'un ton hautement sceptique :

"Mais m'sieur, vous pensez vraiment que l'auteur avait prévu toutes les interprétations que vous faites de son texte ?..."

C'était plus une accusation qu'une question, en réalité : l'élève avait déjà clairement un avis bien arrêté sur la question, et le prof avait appris depuis longtemps à esquiver cet obstacle et poursuivre son cours. Mais c'est un peu dommage, en fait, car c'est une question légitime, et elle peut fournir matière à une réflexion intéressante.

Plus récemment, en faisant de l'ordre dans mes fichiers Keynote, je suis tombé sur ce brouillon, que j'avais rédigé (mais jamais publié) il y a fort longtemps en réponse à une discussion sur un newsgroup consacré à l'animation japonaise. L'angle d'approche est un peu différent, mais la question reste fondamentalement la même.

Donc voilà. J'en profite pour publier mon brouillon de réponse (quelque peu remanié) aujourd'hui. :-)


Une remarque générale à propos des oeuvres "intello" : il est très difficile de faire la différence entre une oeuvre qu'on ne comprend pas parce qu'elle est trop compliquée (profonde ?), et une oeuvre qu'on ne comprend pas parce qu'il n'y a rien à comprendre.

https://groups.google.com/d/msg/fr.rec.anime/7YThFR_myHk/zwUnY1HY9M0J

Oui... Mais si c'est si difficile, c'est peut-être parce que cette façon de voir les choses est elle-même problématique. (Comme disait Einstein, un problème sans solution est un problème mal posé !)

Ça veut dire quoi, une œuvre où il n'y a "rien à comprendre" ? Qui décide s'il y a quelque chose à comprendre ou non ? Et d'abord, pourquoi cette distinction est-elle si importante ?...

Il me semble que la frontière que tu traces part du principe qu'une œuvre est un peu comme un message codé, ou une équation à résoudre. Dans cette logique, il existe une seule méthode pour décoder le message, une seule manière de résoudre l'équation. Il existe une clé, il faut la trouver et alors la porte s'ouvre et c'est fini. Autrement dit, il y a une vérité objective que l'auteur a volontairement cachée derrière l'œuvre, et le but c'est de trouver cette vérité. Certains y arrivent, ce sont eux qui ont raison. Les autres ont tort. Si on va au bout de cette logique, il n'y a pas vraiment de discussion possible autour de l'œuvre, une fois que la "vérité" a été découverte.

Pour ma part, j'ai plutôt tendance à concevoir une œuvre comme un "terrain de jeu" intellectuel. Ce terrain de jeu est l'œuvre d'un architecte, et cet architecte peut être très talentueux ou complètement médiocre : le terrain de jeu sera différent. Mais si personne ne l'utilise pour s'amuser, son existence n'a aucun sens. Pour que ce terrain de jeu ait un sens, il faut que des gens l'envahissent, se l'approprient et s'y amusent, avant de céder la place à d'autres personnes. Ce terrain peut être plus ou moins bien conçu, plus ou moins riche en possibilités, plus ou moins grand. Mais en définitive chacun s'y amuse comme il veut, suivant son humeur du moment, sa personnalité, ses capacités, ses goûts etc. Chacun en retire un plaisir différent, personnel. Est-ce que l'architecte avait prévu que quelqu'un essayerait de prendre le toboggan en sens inverse, comme un exercice de grimpe ? Peut-être. Peut-être pas. Mais surtout : cette question nous aide-t-elle à savoir si c'est une bonne idée de faire ça ? Pas vraiment. On peut s'amuser sans que cela ait été prévu par l'architecte. Le but est de s'amuser et d'expérimenter.

Penser qu'une œuvre existe indépendamment du spectateur est une erreur à mon avis. C'est bien connu : à partir du moment où une œuvre est publiée, elle échappe au contrôle de son auteur. C'est d'ailleurs tout le propos de Millenium Actress : les spectateurs (les deux jounalistes) ne se contentent pas de regarder passivement le film de Chiyoko; ils y entrent, ils y participent, ils y apportent quelque chose qui leur est propre, et ils en retirent quelque chose qui leur est propre. C'est cette interaction qui fait la richesse de l'expérience.

Quelque part cela fait penser à la notion de reproduction sexuée : la fusion de deux ADN distincts produit quelque chose qui n'a jamais existé auparavant. Quelque chose d'inédit et de totalement imprévisible. Et je suis convaincu que la véritable richesse de l'expérience artistique se réside là : non pas dans un individu (que ce soit l'auteur ou le spectateur), mais dans la relation qui s'établit entre deux individus, entre deux intelligences, deux sensibilités. Une relation dont naît un sens qui n'a peut-être jamais existé auparavant. 1

Et donc, pour revenir au sujet initial, il me semble que si on se focalise uniquement sur "qu'est-ce que l'Auteur a voulu dire ?", comme si c'était la seule référence valable, la seule vérité, on s'aperçoit qu'on a vite fait le tour du sujet et qu'on en arrive à se poser la question : "Est-ce qu'il ne pouvait pas dire ça simplement, avec des mots, comme tout le monde ? Etait-il nécessaire de nous faire perdre X heures, alors qu'on pouvait résumer ça en quelques phrases, qui auraient constitué un moyen de communication beaucoup plus fiable et efficace ?".

La réponse à ces deux questions, c'est que ce n'est pas une question de vérité, ni une question d'autorité. C'est bien plus une question de sens.

Devrait-on s'interdire de réfléchir sur une œuvre, sous prétexte que l'auteur n'y aurait pas réfléchi à l'avance et de la même manière que nous ? Est-on obligé de suivre strictement les traces de pas de l'auteur ? Ne peut-on pas explorer d'autres pistes par soi-même ? Ne doit-on réfléchir que pour suivre une piste qui a été déjà balisée, validée, autorisée par quelqu'un d'autre ?

A partir du moment où une œuvre te parle, résonne avec ta sensibilité ou tes expériences, voire t'apporte quelque chose, je pense que ça ne change pas vraiment quelque chose de savoir si l'auteur avait prévu que tu réagirais comme ça ou non. Je trouve plus intéressant de savoir si ça t'a donné l'occasion de voir le monde différemment.

  • 1. Ca me fait penser à cette phrase de Moebius, en préface au premier tome de la BD Ikkyû : Ce que j'aime bien dans l'activité de distraction culturelle, c'est qu'elle n'a pas d'utilité apparente. Mais que son utilité se révèle après, au détour d'un événement, d'une aventure qui n'a aucun rapport avec ce qu'on a lu.

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