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Sommes-nous vraiment irresponsables ?

Article écrit en réaction au billet de VinX "Les crèpes, les voitures et l'humanité "

J'ai commencé à rédiger ce message comme "commentaire" à un message de VinX (samedi, 24 juillet 2004 : "Les crèpes, les voitures et l'humanité "). Mais ne sachant pas m'arrêter, j'ai abouti à un message tellement long que j'ai préféré le mettre ici et simplement mettre un lien sur le site de VinX. Alors voilà.

Ca commence comme ça :

Si je me souviens correctement d'un bouquin que j'avais lu sur le sujet, les émotions (on en dénombre 5 ou 6 maximum : peur, joie, tristesse, colère, dégoût, amour) ne sont pas un moyen de communication entre individus, mais un réflexe biologique (qui dure quelques minutes, pas plus) permettant à l'individu d'affronter le plus efficacement possible une situation anormale/inattendue. Chaque émotion s'analyse comme une série de réactions psycho-physiologiques bien précises qui mettent le corps dans un état particulier. P.ex la peur prépare le corps à la fuite ou au combat, etc. Le fait que chaque émotion s'accompagne d'un cortège de manifestations "secondaires" (moins "utiles", telles que pleurs, hurlements, rires, etc) serait lié à la nécessité, pour le corps humain, de se "décharger" de la tension interne occasionnée par l'émotion en question (une fois celle-ci passée). Ce qui est intéressant, dans la chronologie de l'évolution humaine, c'est que l'apparition des émotions semble liée à l'apparition de la mémoire, et que les deux seraient basées avant tout sur le sens olfactif (comme quoi Proust était bien informé avec sa madeleine). C'est sur ce coussin "émotion+mémoire" qu'ont ensuite pu se développer les sentiments (1) et la raison. L'émotion ne serait donc pas l'adversaire de la raison, comme on la présente souvent, mais au contraire, sa base.

Quant à la nature de l'homme, c'est un vaste débat qui me semble un peu faussé à la base : la nature d'un rouge-gorge est-elle positive ou négative ? Ni l'un ni l'autre. Elle est, tout simplement. L'intelligence humaine est à la fois un don et une malédiction, dans la mesure où son action s'exerce en permanence et essaye de faire tout entrer dans des catégories qu'elle crée elle-même. A force, on finit par croire que ces catégories existent réellement. Et si par hasard on ne les trouve pas, on se dit que quelque chose cloche, c'est pas normal, on cherche et on les réintroduit d'une façon ou d'une autre. D'où une constante confusion entre ce qu'on perçoit et ce qu'on comprend. L'Homme n'est pas bon ou mauvais a priori. Il a un sexe pour se reproduire, oui, mais il a aussi des dents pour déchiquetter ses aliments (vivants à la base)... Chercher à étiquetter ça comme "positif" ou "négatif" ne mène nulle part (enfin, ça mène vers un miroir, une illusion, un simulacre... à mon avis).

Par contre je trouve assez regrettable de dire "les gens sont irresponsables", comme ça. C'est un peu gratuit, et c'est surtout extrêmement méprisant envers les gens biens. Il y a des tas de gens (à mon avis ils sont même majoritaires) qui vivent très correctement et même mieux que ça; mais ta phrase les ignore superbement. Pour moi le fait d'ignorer quelqu'un est un peu le châtiment ultime qu'on peut lui réserver, une sorte de fusillade silencieuse. Et c'est aussi une sorte d'action "politique" (au sens large, évidemment), dans la mesure où ne pas reconnaître l'existence de quelqu'un revient à le marginaliser (dans l'esprit de tes lecteurs, qui pourront à leur tour propager l'idée), donc à affaiblir ce qu'il représente (mode de vie, principes moraux, etc). Autrement dit : tu n'encourages pas vraiment les bons conducteurs ! ;-)

Ceci me fait penser à une autre donnée de psychologie : la notion de "stroke" dont j'avais discuté un jour avec Fred. Mot anglais difficilement traduisible (dans la mesure où il peut signifier à la fois "coup" et "caresse") qui recouvre l'idée que tout individu a besoin, pour vivre, d'une certaine quantité de reconnaissance de la part d'autrui. Cette reconnaissance peut être positive (amour, amitié, manifestation de sympathie, de respect...), neutre (par exemple un simple contact visuel avec un inconnu, le fait de marcher dans une foule, ou bien la discussion parfaitement plate avec l'employé derrière son guichet) ou négative (mépris, violence...); mais quel que soit le cas de figure, la règle est "c'est mieux que rien". Autrement dit, même recevoir un stroke négatif est parfois préférable au fait de ne rien recevoir du tout. Ce qui explique certains comportement humains aberrants, voire auto-destructifs, comme un besoin désespéré de reconnaissance. Bon, je simplifie, évidemment. N'empêche que si on reprend l'idée du paragraphe précédent en lumière de cette théorie, on aboutit à la conclusion suivante : entre les mauvais conducteurs (dont tu parles) et les bons conducteurs (dont tu ne parles pas), eh bien ceux qui recoivent le moins de strokes, ceux que tu défavorises en terme de reconnaissance sont : les bons conducteurs.

Il y a un proverbe chinois qui dit "parlez de moi en mal, parlez de moi en bien, mais parlez de moi". C'est la même idée. Comme quoi les vérités essentielles sont les mêmes partout, dans tous les domaines, toutes les cultures et à toutes les époques.

Quand on prend en compte le nombre de voitures en circulation et le nombre d'accidents qui se produisent, on devrait plutôt admettre que les gens sont très responsables. Enfin, c'est un peu l'histoire de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Ce qui est intéressant avec cette métaphore, c'est qu'entre les deux personnes qui regardent cette bouteille (le pessimiste et l'optimiste), aucun n'a raison, aucun n'a tort. Ce qui les différencie est leur point de vue, leur façon de raisonner, et la conclusion à laquelle ils aboutissent à partir d'une situation concrète identique. Et je pense que bien souvent, leurs raisonnements respectifs sont en fait de simples prétextes pour justifier leurs conclusions respectives, parce que ces conclusions correspondent à leur façon de voir le monde, à leur façon de vivre, à leur façon d'être, et que donc, ils n'ont pas envie de se remettre en question... Ils préfèrent filtrer les informations que le monde leur envoie.

Finalement, cette opposition "moitié vide / moitié plein", on la retrouve quasiment partout, de façon très quotidienne... Et ce n'est même pas forcément gênant. Après tout, c'est la diversité du monde qui fait son intérêt. Mais les problèmes surgissent quand certaines personnes "oublient" que tout ça n'est qu'une question de point de vue, quand ils croient que leur point de vue est "la réalité objective" et qu'ils prennent des décisions qui mettent en jeu de nombreuses personnes au nom de ce point de vue qu'ils ne reconnaissent plus comme tel. Autrement dit, les problèmes surgissent quand quelqu'un décide "les gens sont irresponsables" et conclut "il faut réduire leur liberté, ne pas leur faire confiance et installer des systèmes pour les surveiller". Et hop, l'autoroute pour 1984 ! Tout ça bien sûr, "pour le bien de tous", parce que notre cerveau travaille parfois un peu trop et nous fait imaginer d'innombrables potentialités. C'est bien connu : à la télé, les histoires à sensations marchent toujours mieux que les autres. Eh ben c'est la même chose dans notre tête. On peut imaginer des tas de choses, mais ce sont les plus violentes, les plus dérangeantes, qui s'impriment le mieux dans notre esprit (2). Du coup on leur accorde une importance démesurée. Et souvent, plus on réfléchit à un problème, plus on perd contact avec une certaine réalité terre-à-terre, immédiate et somme tout assez simple : celle qui se trouve juste derrière nos fenêtres.

Parfois ça fait du bien de laisser notre intellect se reposer, de lâcher prise et de se rendre compte que le monde continue à tourner tranquillement, là dehors. Même quand on ferme les yeux.

 

(1) Ne pas confondre "émotion" et "sentiment". Les émotions sont des réflexes partagés par tous les êtres humains; elles sont d'une durée assez brève et leur fonctionnement est assez bien connu. Les sentiments sont des réalités psychologiques beaucoup plus complexe, diversifiées et durables, faits d'émotions mélangées, de souvenirs et de tout ce qu'on peut trouver dans la tête d'un individu...

(2) Typiquement, les histoires qui nous donnent l'impression que le monde tourne autour de nous. Encore une histoire de strokes. ^^

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